Roman de Martin Page, très court: 120 pages.
Un titre et une couverture qui attirent l'oeil du quidam flânant dans la librairie, en quête DU livre.
Après le titre, on est interpellé par le résumé : "Antoine, le héros, décide de devenir stupide, par tous les moyens…" Mais qui voudrait devenir stupide ? A première vue personne, quelle question !? C'est pourtant là la quête de notre héros, qui voit dans le fait de revêtir son intelligence du « suaire de la stupidité » la seule façon de vivre heureux. C'est qu' Antoine souffre d'être trop intelligent !
Son intelligence ne lui laisse aucun moment de répit, il analyse absolument tout ce qui passe sous son regard, observe, dissèque et critique le monde dans lequel il vit. Il passe plus de temps à penser sa vie qu'à la vivre, incapable d'en profiter. Bardé de diplômes qui correspondent à ce qu'il a eut ENVIE d'étudier, sans jamais aller plus loin qu'une licence (araméen, cinéma…), mais finalement ne débouchant sur aucun travail, pétri de principes (végétarien, n'achète que des vêtements qui ne sont pas fabriqué dans les pays en voie de développement…), trop lucide, il est un modèle d'inadaptation sociale.
« Tout ce que je vois, sens, entends, s'engouffre dans le four de mon esprit, l'emballe et le fait tourner à plein régime. Essayer de comprendre est un suicide social, cela veut dire ne pus goûter à la vie sans se sentir, malgré soi, à la fois comme un oiseau de proie et un charognard qui dépèce ses objets d'étude. Ce qu'on cherche à comprendre, souvent, on le tue, [..]» « Observons la nature : tout ce qui vit vieux et heureux n'est pas très intelligent. »
Ainsi, la crétinisation lui permettrait de se perdre joyeusement dans la masse, car pour lui, intelligence est synonyme d'isolement, de rejet et antonyme de bonheur. Sorte de bé(a)tification.
Mais comment s'offrir au ramollissement cérébral, comment dissoudre son potentiel intellectuel, comment annihiler son QI, comment atteindre les sommets du néant encéphalique si désirable à Antoine ?
Le héros se lance alors à la poursuite de la stupidité au travers de plusieurs expériences, autour desquelles s'articule la narration.
Il tente tout d'abord d'atteindre le bonheur par l'alcoolisme. Là encore, son intelligence lui fait excès, puisque notre ami, méthodiquement, lit tous les livres de la bibliothèque à sa disposition sur le sujet, et se met en tête de trouver un coach, qui lui enseignera l'art de l'éthylisme, ou comment picoler avec classe. On admirera la faculté (qu'il faut bien entendu imputer à l'auteur) de ce pilier de comptoir à faire passer l'alcoolisme pour un art, une discipline pour laquelle il faut être doué, un but à atteindre au prix de grands sacrifices. Manque de bol, n'ayant jamais bu une goutte d'alcool, Antoine tombe dans un coma éthylique qui durera 3 jours, après avoir déglutit sa première gorgée de bière.
« Qui te dit que tu as les aptitudes pour ça ? Tu crois qu'on devient alcoolique comme ça ? Qu'il suffit de le vouloir et de boire quelques coups ? Je connais des gens qui ont passé leur vie à boire, mais qui n'ont jamais réussi à devenir alcooliques. Ils n'avaient pas de prédispositions pour ça. »
La seconde solution envisagée est alors le suicide. Mais pour être sûr de réussir, et toujours par soif de connaissance, il assiste à des cours de suicide, où l'on vous apprend à ne pas rater votre coup. Le précédent prof était doué, puisqu'il s'est suicidé avec succès quelques jours auparavant.
Décidément trop glauque, Antoine change d'avis et demande alors à son médecin traitant (un pédiatre !) de lui prescrire un anti-dépresseur. Avec ça, et l'avis assombri d'idiotie d'un ami, Antoine commence enfin à devenir ce qu'il a toujours rêvé d'être, un abrutit heureux, ingurgitant avec délices les vomissures télévisuelles, devenant un obèse de la consommation, un porte feuille sur pattes, un inculte total, un corps décérébré, une entité aussi insipide que le dernier roman de Dan Brown. « Son studio vide, il s'agissait maintenant de le remplir avec des choses inoffensives qui laisseraient son esprit en paix. Après des visites intéressées chez quelques voisins dont il estimait les défenses immunitaires contre l'intelligence excellentes, il nota […] un couple de voisins composé d'un professeur, Alain, et d'une journaliste, Isabelle, qui lui semblait être le cas édifiant d'une vie entière consacrée au renoncement à l'intelligence. [..] Ils possédaient si pleinement toutes les nuances d'une bêtise chatoyante, d'une stupidité pure…. »
Jusqu'au jour où, arrive la scène de l'exorcisme et la rencontre d'un célèbre chanteur de variété française…
Au contraire de son titre, un livre intelligent , frais, drôle, ironique et dérisoire, mais jamais cynique, qui nous peint, au travers de personnages attachants, candides, hauts en couleurs, et dans un style accessible et efficace, où surgit parfois la poésie* et des images frappantes, marquantes, une société de contradictions, égoïste et capitaliste**. Truculent, plein de vérités délivrées avec humour et sans amertume.
L'auteur touche du doigt un point sensible de nos sociétés actuelles, le bannissement de l'intellectuel, le nivellement de l'esprit, trop souvent par le bas. L'inadaptation des études dans une société où tout doit avoir un but productif, la mise à profit des savoirs, au détriment de ceux non lucratifs.
Mais derrière la satire sociale se cache aussi la quête de l'équilibre entre constance de soi et adéquation à la société.
Quelques extraits représentatifs du style de l'auteur et de l'œuvre en générale :
**Allégorie de la société de consommation, on compare la vie à une voiture :
« D'une façon frappante, les êtres humains ressemblent à leur voiture. Certains ont une vie sans option qui roule tout juste, ne va pas très vite, cale et a souvent besoin de réparations ; c'est une vie bas de gamme, peu solide, qui ne protège pas ses occupants en cas d'accident. D'autres vies ont toutes les options possibles : l'argent, l'amour, la beauté, la santé, l'amitié, la réussite, comme airbag, ABS, sièges en cuir, direction assistée, moteur 16 soupapes et air conditionné. »
On se drape d'une culture où l'art et le beau se mesure au prix de la toile. La bêtise est traitée en analogie avec la cupidité, comme maux de la société :
« Pour décorer son loft et habiller sa réputation, il acheta de l'art contemporain. Dans une prestigieuse galerie parisienne, il choisit des toiles d'un peintre qui devait être un génie vu le nombre de zéros apposés sous sa signature. Le propriétaire le décrivit comme le nouveau Van Gogh. « D'ailleurs il a même eu les oreillons. » Antoine mima l'admiration, donna un « oh ! » en aumône à la bêtise vénale du marchand d'art »
« L'intellectuel est persuadé d'être intelligent, parce qu'il se sert de son cerveau. Le maçon se sert de ses mains,mais il a aussi un cerveau qui peut lui dire « eh ! Ce mur n'est pas droit et, en plus, tu as oublié de mettre du ciment entre les parpaings. » Il y a un va-et-vient entre son travail et sa raison. L'intellectuel travaillant avec sa raison ne possède pas ce va-et-vient, ses mains ne s'animent pas pour lui dire « Eh, bonhomme, tu te goures ! La Terre est ronde . » Il manque à l'intellectuel ce décalage, alors il se croit capable d'avoir un avis éclairé sur tous les sujets. »
* « C'était un de ces matins à l'orée de l'automne où la lune réussit à survivre au jour. Le soleil n'apparaissait pas dans le ciel : il perçait délicatement dans toutes les individualités naturelles et urbaines, transpirait des pétales de fleurs, des immeubles anciens et des visages fatigués des passants. Dans l'holocauste fécond du temps qui passe fleurissent pour les yeux traumatisables les seuls véritables édens, ceux dont l'architecture est une sensation. »
A lire absolument!